DE LA TOILE AU TAPIS
Conversation avec Bruno Moinard
Ou comment les souvenirs de voyages lointains, mais aussi d’innombrables balades dans le pays de Caux natal du designer et peintre, deviennent de somptueux « paysages intérieurs » à glisser sous nos pieds…
Né dans une famille de tapissiers-décorateurs à Dieppe, Bruno Moinard dessine et peint depuis toujours.
Aujourd’hui encore, il a encore les yeux qui brillent quand il évoque sa première « vraie » boite de peinture à l’huile, le cadeau de ses parents pour ses 10 ans. « Je peignais plein de petits tableaux, qui me permettaient d’essayer tous mes tubes de couleurs. J’ai gardé précieusement l’un deux, signé « Bruno, 11 ans et demi ». On dirait un peu, en modèle réduit, les cerisiers en fleurs de Damian Hirst ! » . A 14 ans, il participe à sa première exposition collective à Dieppe, adopté comme l’un des leurs par tous les (bons) « peintres du dimanche » de la région, tous fascinés comme lui –et comme les Impressionnistes avant eux- par la lumière si particulière, les plages de galets et les falaises de silex de la côte d’Albâtre.
Lorsqu’il débute sa carrière de designer, ce n’est déjà plus la peinture qui épate les galeries, dans le milieu de l’art contemporain naissant. La mode est à l’art conceptuel et aux installations. Buren vient de dresser ses colonnes au Palais Royal. Peu importe : Bruno Moinard adore toujours manier les pinceaux, en parallèle de son travail à l’agence Ecart International, aux côtés d’Andrée Putman, pendant 15 ans.
« J’ai toujours continué à peindre et dessiner. Mais c’est devenu mon jardin secret, ma soupape dans une vie professionnelle très stressante. Nous voyagions énormément, alors je dessinais la nuit, dans des chambres d’hôtel. Je remplissais des tonnes de carnets de croquis, et dans l’avion du retour, au lieu de regarder un film, je ressortais mes crayons, je déchirais, je faisais des puzzles, des collages… C’était devenu une attraction pour les hôtesses de l’air ! Même s’il expose régulièrement à Varengeville, son port d’attache, le (jardin) secret est bien gardé à Paris, où il a monté en 1995 sa propre agence d’architecture intérieure, 4BI, mais où son activité de peintre est ignorée de ses clients comme de ses collaborateurs. Entre ses moments volés en Normandie et ses très nombreux chantiers dans le monde entier, la frontière est étanche.
C’est quand il crée son agence d’édition de meubles...
...en 2014, que sa nouvelle équipe chez Bruno Moinard Éditions, au moment de concevoir les premières collections, insiste pour « fouiller dans (ses) cartons ». Elle exhume des pépites : ses carnets de voyages, mais aussi tout un tas de dessins, de toiles et de collages, à l’huile, à l’encre, à la gouache, sur du papier épais... Il faudra ensuite convaincre l’auteur d’en décliner certains en tapis. « Je suis ravi de m’être laissé faire. D’abord, parce qu’il y a une vraie émotion à voir un tableau se transformer en tapis, s’exposer à l’horizontale, se regarder sous tous les angles. Cela change la perspective. Et puis, quand Bruno Moinard Éditions édite un tapis d’après une de mes oeuvres, nous avons la chance de contrôler toutes les étapes et de faire travailler les meilleurs artisans ... Dans ma peinture, je suis un fou des mélanges de matières.J’ai toujours besoin d’épaisseur, je recherche les différences de relief … Tout cela, on le retrouve dans un tapis. Selon qu’il est tufté ou non, selon l’intrication des fils, selon que la trame reste plus ou moins apparente. Il n’y a aucune déperdition de couleurs et de définition, au contraire ». Un exemple ? Le grand tapis Coban, une vaste « marine » aux faux airs d’estampe japonaise, est au départ … « un petit collage bricolé dans l’avion ! »
Comme les tableaux de Bruno Moinard, les tapis qui en sont issus gardent toujours une part de mystère. Chacun y projette ses propres visions. Le mot qui revient sans cesse quand l’artiste évoque sa peinture ? « Brouillard ». « On aperçoit des choses sans les voir vraiment. Les gens croient toujours y distinguer mes chères falaises normandes, bien évidemment, mais ce n’est jamais une simple représentation. C’est plutôt une atmosphère, un ressenti. Une tentative de capturer l’émotion de la lumière. Une aube ou un coucher du soleil ? Un jour de tempête sur la côte dieppoise ? Mon jardin en automne ? Peut-être. Ou peut-être pas. Même dans mes compositions les plus étudiées, je recherche une part de hasard, de spontanéité. Certains éléments restent flous, non finis, indéfinis. Il y a des choses qui flottent, un tremblement … »
Depuis 5 ans, Bruno Moinard s’est aménagé un véritable atelier dans sa maison de Varengeville. Ses grands pinceaux chinois ou japonais rapportés de voyages y ont enfin trouvé leur place. Il y passe des jours entiers. On le croise moins souvent dans les « valleuses » (ces petites routes naturellement creusées par l’érosion dans la falaise, qui mènent à de magnifiques plages cachées, en pays de Caux) ou sur le sentier côtier. Comme pour beaucoup de peintres, le moment est venu où il ressent le besoin de s’abstraire du paysage qui l’a toujours inspiré . « Le brouillard de ma Normandie natale, sa minéralité, je les ai à l’intérieur de moi, désormais. Je pourrais les peindre de n’importe où. Et au cours de tous mes voyages, j’ai emmagasiné assez de visions pour le reste de ma vie, je crois … »
Parmi les grandes toiles qui naissent en permanence de cette pratique d’atelier,
l’équipe Bruno Moinard Éditions en sélectionne régulièrement certaines, pour faire tisser ou tufter des tapis très spéciaux. Des œuvres horizontales qui incitent à la sérénité, à la contemplation, en laissant dériver sa pensée, l’œil toujours attiré par de nouvelles « choses qui tremblent et qui flottent ». Quelques mètres carrés de douceur, posés au sol, mais capables de vous faire voyager à l’infini. Comme des tapis volants, en somme…